Valado/Utrillo. De l’impressionnisme à l'École de Paris

Par Sylvie Séguret, psychologue psychanalyste à Espace Analytique.

  • Pinacothèque de Paris
  • 6 mars-15 septembre 2009

Il est rare, voire unique, qu’un artiste homme soit le fils d’une artiste femme.

L’exposition Valadon-Utrillo de la Pinacothèque de Paris déploie le parcours singulier et intriqué de ces deux peintres, mère et fils.

Marie Clémentine Valade, née en 1865, issue d’un milieu fort modeste, fille de blanchisseuse et née de père inconnu, jolie et bien faite, fut tout d’abord le modèle, et parfois la maîtresse, de peintres connus et reconnus : Degas, Renoir, Puvis de Chavannes , Toulouse-Lautrec.

C’est d’ailleurs ce dernier qui lui aurait suggéré de prendre le prénom de Suzanne, puisqu’elle intéressait tellement ces vieillards (artistes) dont le regard la dénudait pour mieux la magnifier sur la toile.

C’est sans doute dans leurs ateliers qu’elle a appris à peindre.

C’est une autodidacte, mais aussi une transgressive, puisqu’elle peint, chose rare à l’époque, et qu’elle quitte son milieu social.

Femme transgressive, libre, au comportement viril, Suzanne Valadon est aussi une mère, celle de Maurice, qui naît en 1883, alors qu’elle a à peine 18 ans, et de père inconnu, comme elle.

Sans doute délaissé dans ses jeunes années par une mère plus occupée de peinture et de conquêtes amoureuses que de soins maternels, Maurice, laissé à ceux de sa grand-mère, grandit et s’éduque dans les rues de Montmartre, seul. Ces rues, ce sont ses rues ; il les peindra toute sa vie, mais désolées, vides, avec leurs immeubles blafards barrés d’affiches aux couleurs parfois violentes, sans êtres humains, ou si peu, toujours lointains, toujours de dos. Il évoque peut-être aussi, dans ce vide urbain, l’absence paternelle et la carence maternelle. Et il tente sans doute d’atteindre sa mère en lui offrant sa peinture.

Alcoolique depuis l’âge de 14 ans, sujet à des crises de delirium tremens régulièrement, Maurice Valadon, puis Utrillo, du nom d’un des amants de sa mère, hospitalisé par son premier beau-père, à peine sorti de l’adolescence, à Sainte Anne, produira jusqu’à l’âge de trente ans environ, une série de toiles magnifiques et fortes. C’est sa ‘période blanche’, due à l’usage de plâtre dans ses couleurs, donnant un relief très particulier à ses façades des maisonnettes de la Butte.

L’artiste aux aplats blancs lumineux le jour se noircit chaque soir. Il accumule toiles claires et diagnostics psychiatriques, heures créatives et errements éthyliques. Sur la Butte Montmartre, on l’appelle Littrillo.

Les destins croisés de la mère et du fils autour de l’amour ( incestuel ?) , de la haine et de la peinture vont se tisser.

Suzanne se met à peindre - elle n’était que modèle et dessinatrice jusque- là - lorsqu’elle tombe éperdument amoureuse du meilleur ami de son fils qu’elle épousera par la suite. Elle a 44 ans, lui 23. Le choc traumatique produit par la mise en ménage de sa mère avec son meilleur ami est immense. La santé mentale d’Utrillo se dégrade encore.

Plus tard, c’est une de ses amies qu’elle jettera dans les bras de son fils afin qu’elle devienne sa femme et puisse l’entourer des soins dont il a besoin, apaiser ses crises folles.

Si le trait de Suzanne Valadon a de prime abord une facture classique, à la Degas - qui soutient ses premiers essais - petit à petit, sa peinture s’affirme, se confirme, avec force et couleur.

Alors que le travail pictural de Suzanne s’épanouit, celui de Maurice s’étiole et se dilue dans l’alcool et les toiles répétitives échangées contre quelques bouteilles.

Si Suzanne Valadon ne peignait pratiquement pas lors de la « période blanche » d’Utrillo, elle va produire des toiles vibrantes et colorées lors de la déchéance de Maurice .

Les natures mortes de Suzanne Valadon sont joyeuses et vivantes, les rues montmartroises de Maurice Utrillo sont blanches et silencieuses.

Le conservateur de l’exposition renoncera même à exposer ses dernières toiles d’Utrillo, tant le décalage entre les œuvres de la mère et du fils est douloureux.

Gaêtan Picon aura ces mots pour parler d’Utrillo : « Quand on est prisonnier de soi-même, justement parce qu’on ne peut pas s’ouvrir au monde, alors on vit dans la répétition. On n’a jamais fini de dire cette unique chose que toujours l’on dit, stoppé dans un traumatisme d’enfant … »

Le choix pictural est magnifique, il permet de rendre compte aussi bien d’un passage artistique important d’un siècle à l’autre, de l’impressionnisme à l’Ecole de Paris, que des ravages de la relation mère-fils, quand la carence affective précoce conduit aux conduites auto-destructives, quand l’attachement au fils devenu homme, trop proche, dicte un choix amoureux incestuel chez la mère, que l’un se noie quand l’autre se révèle, que l’une meurt dans la déchéance, quand l’autre survit en se répétant médiocrement.

Nous contemplons la dramatique esthétique du chassé-croisé d’une mère peintre, libre et fantasque et d’un fils en rage d’amour, d’alcool et de peinture.

Leurs toiles, à tous deux, classiques ou novatrices, fortes ou mièvres, vivantes ou désertiques, lumineuses ou lugubres, se font le miroir de la violence de ces liens mère-fils.

C’est la première fois que les deux artistes sont réunis à Paris.

C’est un accrochage rare, riche et passionnant à bien des égards.

Sylvie Séguret, psychologue psychanalyste Espace Analytique

Article publié en Juin 2009 dans la revue Le carnet Psy, à la suite de l'exposition " Valadon-Utrillo " à la Pinacothèque de Paris.