De la périnatalité chez P. Modersohn-Becker

Par Michel Itty, codirecteur du Colloque Rainer Maria Rilke à Cerisy-La-Salle.

“Mère couchée avec enfant” dit la légende du tableau de Paula Modersohn-Becker (1876-1907) qui orne le fronton du site dédié à la périnatalité, et qui plus précisément, illustre l’une de ses phases. Durant sa courte vie, P.M-B s’est particulièrement attachée à la représentation des diverses relations entre la mère et l’enfant. Cette toile peinte durant l’été 1906 à Paris, fut précédée par un “Autoportrait au 6ème anniversaire de mariage”. À la manière d’un Dürer elle a gravé, avec le manche du pinceau probablement, dans la matière encore fraîche : “ je l’ai peint à 30 ans au 6e anniversaire de mon mariage P.B.”. “P.B. “ c’est-à-dire Paula Becker, et c’est donc de son nom de jeune fille qu’elle signe, contredisant quelque peu la dédicace. Mais ce tableau nous invite à plus d’une interrogation. L’artiste s’est représentée le haut du corps dénudé et visiblement enceinte. C’est de toute l’histoire de la peinture le premier tableau à représenter un tel sujet, à briser un tel tabou. On ne peut imaginer aujourd’hui l’audace d’une telle oeuvre peinte au début du XXe siècle par un artiste, femme qui plus est, sinon à comparer cet acte avec celui de Dürer se représentant comme le Christ (Imitatio Christi en 1512/13).

Enceinte en mai 1906, PMB ne l’est pas. Que peut bien donc signifier une telle démonstration ? Nous serions tentés de la situer entre Désir et Annonciation. Mais à qui s’adresse le “ message” ? À elle-même ? Au mari ?

Et de quel message s’agit-il ?

Attirée dès l’âge de douze ans par le dessin, Paula Becker suit régulièrement avec l’appui de sa famille des cours de peinture, à Londres, à Berlin, et poursuit cette formation après avoir obtenu son diplôme d’institutrice, pour accéder au désir d’un père soucieux de l’avenir de ses filles. En 1898 elle s’installe dans la communauté d’artistes de Worpswede au Nord de Brême, un “Barbizon de l’Allemagne du nord” prônant le retour à la nature en marge de l’académie. Elle y rencontre Clara Westhoff ancienne élève de Rodin et future épouse de Rainer Maria Rilke qui y séjourne. Elle y rencontre aussi son futur mari, le peintre Otto Modersohn qu’elle épousera en 1901. Elle fait en 1900 un premier voyage à Paris alors carrefour de tous les courants artistiques européens qui exercera sur elle des influences déterminantes, dont celles de Gauguin et de Cézanne. Alternant ses séjours à Worpswede, où elle se sent bientôt à l’étroit, elle reviendra à Paris en 1903 puis en 1905, et enfin une dernière fois en 1906. Cette année là, une artiste à l’avant garde de l’expressionisme, en pleine explosion créatrice arrive à Paris qu’elle étreint tout autant qu’elle fuit Worpswede. Elle ne cesse de travailler et de prendre des cours. Toutes les tensions d’un mariage infructueux où ses conceptions de l’art se heurtent à celles de son mari vont éclater et aboutiront à une demande ferme de liberté puis de rupture. “ C’est le temps le plus heureux de ma vie. Je démarre une nouvelle vie. N’interférez pas, laissez-moi être moi-même, c’est tellement magnifique ! “ écrit-elle aussi à sa famille.

“Je ne suis pas Modersohn et je ne suis plus Becker. Je suis, moi, et j’aspire à le devenir d’avantage.” écrit-elle à Rilke le 17 février 1906 juste avant son arrivée. Rilke qui s’est déjà mis à distance de sa femme et de sa fille, comprendra alors mieux l’artiste qui a peint tant de maternités. Dans le tableau “ Mère allaitant” de 1902, Paula est mariée depuis un an et a certainement un désir d’enfant, comme l’atteste sa correspondance, mais tient avant tout à se construire en tant que peintre, tandis que son mari note dans son journal le caractère égoïste de sa femme. Nous voyons dans ce tableau un enfant qui ne prend pas le sein de sa mère, qui a les yeux tournés vers le spectateur ou bien le peintre. Le tableau exprime t-il le désir d’enfant de Paula, ou bien est-ce la représentation d’un bébé qui regardant le peintre exprime son propre désir de peinture, implique le détachement de la mère, de la maternité de la famille, du lien comme entrave ? Dans ce cas ce serait un autoportrait de caractère volontariste affirmé aussi par la dissemblance entre les traits de la mère représentée et ceux du bébé, et la ressemblance entre les traits du bébé et ceux de Paula. Serait-ce encore une fois dans l’oeuvre de Paula une vision prémonitoire de son propre destin ? « Je sais que je ne vivrai pas longtemps. Mais est-ce si triste ? Une fête est-elle meilleure si elle dure plus longtemps ? Ma vie est une fête, une fête courte et intense. (...) Et si l'amour me fleurit encore un peu avant de s'envoler, et si j’ai peint trois bonnes peintures dans ma vie, alors je partirai volontiers avec des fleurs dans les mains et les cheveux. » écrit-elle dans son journal le 26 juillet 1900. Paula n’aura que trente et un ans à sa mort. Alors cet autre tableau intitulé “ Enfant avec poids d’horloge” de la même année 1900, manifeste de façon prémonitoire ou simplement lucide, la courte vie qui sera la sienne. Une enfant au regard triste avec à sa gauche le poids unique d’une horloge. Comment interprêter le poids unique d’une horloge, lesquels sont habituellement deux et enfermés dans le coffrage, sinon comme la métaphore d’un temps que l’on ne peut remonter, qui va à sens unique, comme l’aller vers la mort sans retour à la vie, poids du temps non plus dissimulé, mais visible en permanence à notre côté ?

Avec une pareille lucidité, l’art se doit d’aller à fond de train sans entrave. C’est sans doute dans cet état d’esprit que Paula signe l’”Autoportrait au sixième anniversaire de mariage” PB (Paula Becker) et non P.M-B (Modersohn a disparu), non pas tant comme un affront fait au mari aussi bien resté à Worpswede qu’ en arrière de la peinture révolutionnaire qu’elle pratique, mais comme l’affirmation du “ Je suis moi” cité plus haut. Et sans doute faut-il aussi dépasser la dualité création et procréation qui sont les deux voies de création accessibles à la femme, bien qu’au début du XXème siècle il n’est que peu femmes qui soient persuadées et soutenues dans ce combat. Dépasser la dimension historique cependant indéniable de ce tableau en tant qu’icône et même “ incunable” de l’émancipation féminine. (1906 la Finlande accorde le droit de vote aux femmes, 1908 à Londres a lieu la première marche des Suffragettes). C’est bien le conflit entre l’art et la vie qui se place au-dessus des mêlées historiques, et qui mettra Paula Modersohn-Becker au creuset du même dilemme que celui de Rilke.

Regardons attentivement les mains de Paula qui se représente enceinte alors qu’elle ne l’est pas, à demi-nue. La main gauche est ouverte et semble prête à recueillir le fruit futur des entrailles, mais la main droite, celle qui peint n’est ni fermée ni ouverte, elle n’a simplement plus de doigts. Avec la même lucidité que celle exprimée dans la toile de l’enfant au poids d’horloge disant, “le temps te déroule” , l’autoportrait où la main du peintre n’a plus que des moignons semble déclarer, si tu enfantes tu ne peindras pas. Certes elle tentera de résister un temps, demandant encore une dernière aide financière à Otto, aidée par un achat de Rilke, mais cèdera finalement aux pressions convergeantes de l’époque et de conseil d’amis criant à l’utopie...

“Mon souhait était de ne pas avoir d’enfant sur ce socle mal assuré, cela me peine de devoir l’écrire (...) mais viens et essayons de nous retrouver” écrit-elle à Otto en septembre.

Fin octobre Otto arrive à Paris. Paula loue pour eux deux un atelier plus vaste au 49 boulevard du Montparnasse. Ils travaillent et visitent ensemble le “Salon d’automne” où sont exposés, Bonnard, Cézanne, Matisse, Kandinsky, Jawlesky et Delaunay, ainsi qu’ une rétrospective de 227 oeuvres de Gauguin. Gustav Pauli directeur du Musée de Brème qui y accroche quatre toiles de Paula , fait son éloge et souligne son incroyable énergie. Goûtera t-elle la paix ? “Le principal : le calme dans le travail, et ça je peux au moins l’avoir à la longue aux côtés d’Otto Modersohn” écrit-elle à sa soeur. “Je vais retourner à Worpswede. C’est mieux ainsi, espérons-le.” écrit-elle à Rilke dans sa dernière lettre de Paris le 10 mars. ”je crois que ma vie est heureuse.” conclut-elle non sans quelque nostalgie. A la fin du mois de mars, cinq mois après l’arrivée d’Otto, ils s’en retournent à Worpswede, Paula est enceinte. Le 2 novembre elle met au monde Mathilde. L’accouchement est difficile. Le 20 novembre ayant eu la permission de se lever : “ maintenant c’est presque aussi beau que Noël !” s’écrie-t-elle, puis après un court instant: “Quel dommage...” et s’effondre victime d’une embolie.

 

Paula Modersohn-Becker qui sut assimiler l’art de civilisations disparues autant que celui des courants les plus modernistes du début du XXème siècle, laisse une oeuvre riche de 734 peintures, plus de mille dessins et gravures, produites en seulement quatorze années. Cinq expositions, à Hanovre, Bonn, Worpwede, et Brème, mais également plusieurs films et cinq biographies, lui ont rendu hommage tout au long de l’année 2007, lors du centenaire de sa mort. La Kunsthalle, la Fondation et le Musée Paula Modersohn-Becker de Brème ont notamment organisé “Paula in Paris”, P.M-B et l’art à Paris en 1900, de Cézanne à Picasso”, et “P.M-B et les portraits funéraires égyptiens”.

Michel Itty
Codirecteur du Colloque Rainer Maria Rilke à Cerisy-La-Salle
en août 2009.

Références bibliographiques succinctes

  • STAMM, R. (2003). Paula Modersohn-Becker. Briefwechsel mit Rainer Maria Rilke. Insel Verlag, Frankfurt am Main.
  • STAMM, R. (2007). Ein kurzes intensives Fest. Paula Modersohn-Becker. Eine Biographie. Reclam, Stuttgart.
  • PAULA MODERSOHN-BECKER und die Kunst in Paris um 1900 - Von Cézanne bis Picasso. (2007) Anne Buschhoff und Wulf Herzogenrath. Anlässlich der Austellung 13.10.2007 bis zum 24.02.2008. Kunsthalle Bremen. Hirmer.
  • Catalogue de l’exposition PMB et l’art à Paris en 1900 - De Cézanne à Picasso. 359 pages.
  • Paula Modersohn-Becker und die ägyptischen Mumienportraits”.(2007) Fondation P.M-B, P.M-B Museum, Bremen und Museum Ludwig, Köln. Hirmer.
  • Rainer Maria Rilke 1908 Requiem pour une amie. in Oeuvres II Poésies.(1972) Editions du Seuil. Traduction française, Loran Gaspar.

Deux films

  • Titre : Paula Modersohn-Becker, ein Atemzug…Vor der Antike zur Moderne ( Paula Modersohn Becker, un seul soufflede l’Antique au Moderne, au Musée PMB de Brême, dans le cadre de l’exposition Paula Modersohn Becker et les portraits égyptiens
    Officiel depuis le 19 septembre dans les cinémas allemands.
    Réalisateur : Nathalie David (réalisation et concept)
    Production : rabbit&dragon production
    Année : 2007- 2008
    Durée : 83 Min
    Langue : allemand
    Lectrice : Hildegard Schmahl
    Voix : Siegfried W. Maschek (Otto Modersohn) Martin Spitzweck (Rainer Maria Rilke) Gabriela Maria Schmeide (Paula Modersohn-Becker)
    Chant : Pascal von Wroblewsky

    Évocation poétique de la vie de Paula Modersohn-Becker dans la symbiose du texte, des images et de la musique.
  • Titre : Mit meinen Augen – Die selbstpoträts der Paula Modersohn-Becker (Avec mes yeux- Autoportraits de Paula Modersohn-Becker)
    Réalisateur : Wielfried Hauke
    Actrice : Verena Güntner ( Paula)
    Production : Christian Berg TV & Media GmbH
    Date : 2007
    Genre : docu-fiction
    Durée : 60 minutes
    Langue : allemand

    La courte vie de l’artiste peintre Paula Modersohn-Becker, à Worpswede notamment où elle rencontre Rainer Maria Rilke, et à Paris.