Nicole et Antoine Guedeney, « Concepts et applications »

Le point de vue de deux spécialistes actuels de l'attachement.

Les deux extraits suivants sont issus de l'ouvrage de Nicole et Antoine Guedeney, L’Attachement : concepts et applications, Masson, Paris, 2002. ISBN : 2-294-00586-4

Nicole Guedeney

« Ce qui fait une des spécificités de l'apport de la théorie de l'attachement, c'est l'importance donnée aux épisodes de séparations et retrouvailles dans le processus psychothérapeutique même. La compréhension de l'attachement comme processus et non comme instinct donne des hypothèses sur la genèse des «modes d'être», plus ou moins anachroniques et insatisfaisants, du sujet avec ceux qui lui sont proches, lorsqu'il est lui-même dans une situation de détresse (Bowlby, 1977; Farber, 1995).

Le contexte d'une psychothérapie est à même d'activer le système d'attache ment, dans la mesure où il place le sujet en situation de vulnérabilité face à un professionnel censé l'aider et représentant «une figure plus sage et plus forte» (Bowlby, 1977). Le premier lien de Bowlby entre théorie de l'attachement et technique psychothérapique a été de montrer comment le comportement de recherche des soins (care eliciting) pouvait dériver du comportement d'attache ment dans l'enfance. Mais, cette situation psychothérapeutique, en activant le système d'attachement comme stratégie de protection primaire (ligne de défense primaire au sens de la théorie de l'attachement), réveille aussi les straté gies de protection secondaires du système, qui sont les modèles internes opérants. Ceux-ci, comme l'a déjà montré R. Miljkovitch au chapitre 3, tradui sent la stratégie adaptative développée par le sujet tout au long de sa vie pour à la fois satisfaire ses propres besoins de protection et s'adapter aux réponses interpersonnelles de ses figures d'attachement à l'expression de ces besoins. Ce sont plus particulièrement les stratégies élaborées en rapport avec les affects négatifs (tristesse, angoisse) éprouvés en présence d'une figure significative qui nous intéressent ici. Ces MIO vont marquer la relation transférentielle et organiser la perception de la relation «réelle» avec le thérapeute.

C'est l'analyse, dans le transfert et le contre-transfert, de ces indices qui va permettre au psychothérapeute d'établir une « expérience correctrice », au sein du processus psychothérapeutique (Bowlby, 1977, 1988; Holmes, 1993a; Biringen, 19994; Sable, 1992).

La création d'une base de sécurité (dont nous verrons plus loin la similarité avec le concept d'alliance thérapeutique) s'établit grâce au savoir-faire du thérapeute qui, activement, permet de passer outre les lignes de protection secondaires du sujet, par exemple, la manière dont celui-ci a intériorisé l'auto risation de montrer ses émotions de détresse ou la liberté de les éprouver (Dozier, 1994). Le contexte psychothérapeutique crée, de manière paradoxale (Biringen, 1994), une situation d'attachement inéluctablement émaillée de séparations, d'inaccessibilité et de retrouvailles. Le thérapeute, tout en témoignant d'une réaction émotionnelle personnelle et d'une tolérance bienveillante et empathique aux mouvements émotionnels de son patient, différentes de celles des figures d'attachement du sujet, invite son patient à analyser le ressenti de son expérience actuelle. On peut remarquer à cet égard que l'atta chement du patient à l'analyste est souvent mentionné mais qu'il existe aussi un attachement de l'analyste au patient bien plus rarement évoqué. Cette auto-réflexion entraîne, pour le patient, une prise de distance vis-à-vis de ses modes habituels de pensée, en développant une méta-communication sur sa manière habituelle de réagir. C'est cette technique qui participe à la correction (Bowlby, 1988 ; Main, 1991) ou à l'établissement de nouveaux modèles internes opérants (Liotti et Pasquini, 2000). En effet, les MIO étant une représentation mentale qui s'est constituée en partie à partir des expériences interpersonnelles du sujet, ils résultent de l'intériorisation des réactions habituelles de l'autre à l'expres sion par le sujet d'affects négatifs. Deux sources de modifications sont alors possibles : par les capacités réflexives du sujet lui-même et par les réactions des autres figures significatives rencontrées par le sujet. On peut ainsi décrire l'un des rôles du thérapeute à la lumière de la théorie de l'attachement comme celui d'un partenaire au sens du partenariat corrigé quant au but. Ensuite, grâce à cette expérience correctrice dans le hic et nunc de l'élaboration transféren tielle, le patient peut se pencher de nouveau sur les expériences infantiles douloureuses et les reconsidérer à la lumière de sa nouvelle expérience. La réintégration des affects et des représentations ainsi obtenue contribue au déve loppement de la capacité d'auto-réflexion du sujet (Fonagy, 1997). »

Antoine Guedeney

« La rencontre avec l'éthologie est essentielle pour John Bowlby dans sa construction du modèle théorique de l’attachement. En effet, à la suite de ses propositions sur les effets de la séparation précoce, sur la reconnaissance du processus du deuil chez l’ enfant, Bowlby propose une révision de la théorie freudienne, de la théorie de l'étayage comme de la théorie des pulsions. Il s'appuie sur les observations de Robertson mais celles-ci subissent alors de nombreuses critiques, et Bowlby ne dispose pas, à cette période, d'études qui permettent d'étayer son point de vue sur le caractère primaire de l'attachement. Dans le domaine de la psychopathologie du développement, Bowlby est à la

recherche de données basées sur l'expérience, comme dans les "sciences dures ». Dans une période où il est soumis a la critique et isolé, la rencontre avec 1 'éthol ogie constituera pour lui à la fois un renforce ment, une confirmat ion et une ouverture. Bowlby av ait été très intéressé par l'article de Konrad Lorenz, en 1935, Le compagnon dans le monde de l’oiseau et par le concept d’empreinte. Pour Bowlby, lecteur averti de Darwin et ami de Robert Hinde, éthologiste renommé, professeur à Cambridge, il est évident que les découvertes de l’éthologie doivent s’appliquer à l’homme en ce qui concerne les liens d’attachement et les liens entre les générations. Entre 1953 et 1956, Bowlby participe à un séminaire sur l’approche éthologique dans la recherche sur le développement de l’enfant, à Genève. Y participent les éthologues K. Lorenz et R. Hinde, des psychologues du développement comme J. Huxley, J. Piaget, R. Zazzo, H. Ericson, une anthropologue M. Mead et L. von Bertalanffly, théoricien des systèmes et de l’information.

En 1958, H. Harlow, de l’université du Wisconsin, à Madison, rapporte une série d’expériences maintenant célèbres mais peu connues en détail. Parce qu’il avait perdu beaucoup de singes Rhésus du fait de maladies infectieuses, Harlow avait décidé d’essayer de séparer soixante de ces bébés singes de leur mère, 6 à 12 heures après la naissance et de les élever dans un isolement total.

II observe que les bébés singes s'attachent aux couvertures qui recouvrent le sol de leur cage. Ceux qui sont dans des cages nues ne survivent guère au-delà d'une semaine. Leur survie s'allonge si l'on place un cône de fil de fer dans leur cage, et bien plus encore si ce cône est recouvert d'un tissu. Le phénomène de l'amour n'avait guère reçu d'attention de la part de la psychologie académique, alors très éloignée de la psychanalyse et de son souci pour les émotions. Dans le monde anglo-saxon, la psychologie est dominée par des comportementalistes dont la position est alors en accord avec celle des psychanalystes : le bébé s'attache à sa mère parce qu'elle le nourrit. Harlow, fasciné par ce qu il observe, ne croit pas à cette théorie et conduit une expérience qui reste fameuse : il sépare huit jeunes macaques rhésus de leur mère et les élève dans des cages, seuls, à l'exception de deux «mères de substitution» : l'une est un bloc de bois, adouci par de l'éponge et recouvert par du coton. Un visage circulaire est dessiné, avec de larges yeux et, à l'intérieur, une petite ampoule génère de la chaleur. L'autre substitut est fait uniquement de fil de fer mais comporte aussi un visage. Les deux mères de substitution sont munies d'un système d'alimentation aboutissant à une tétine. Harlow observe que les bébés singes passent leur temps, jusqu à 16 à 18 heures par jour, agrippés au substitut recouvert de tissu. Ce lien se maintient même après de longues séparations. Quand les bébés singes étaient placés dans une Situation étrange, c’est-à-dire dans une pièce avec une variété de stimuli connus propres à éveiller leur intérêt, ils commençaient par se ruer sur la mère de substitution en tissu et s'accrochaient à elle jusqu'à ce qu'ils s'apaisent. Après plusieurs séances, ils pouvaient commencer à utiliser leur mère de substitution en tissu comme base d'exploration. L'un des bébés singes était né prématurément, avant que les visages des mères de substitution ne soient construits. La sienne n'avait donc pas de visage. Ceci n'a pas empêché le développement de son attachement à sa mère de tissu mais, après six mois, il reçoit une mère de subs­titution avec un visage. Le jeune singe, sans peur ni anxiété mais avec une persistance inentamée retourne le masque de façon à cacher le visage dessiné. Harlow fut bien entendu très impressionné par les résultats de son étude et par la confirmation qu'elle apportait aux théories de Bowlby. En 1957, Bowlby visite le laboratoire de Harlow à Madison. Au cours des vingt prochaines années, Bowlby et Harlow resteront en contact étroit. À la suite de leurs travaux, les champs de l'éthologie, de la psychologie comparée, du développement de l'enfant, de la psychiatrie de l'enfant et de la psychanalyse vont ainsi commencer de se mêler d’une façon jusque-là jamais observée.

En juillet 1959, le 2lème Congrès de psychanalyse a lieu à Copenhague, sur le thème des relations entre l’éthologie et la psychanalyse. Le débat est vif sur la question de l'empreinte, des périodes sensibles, de la critique de la théorie de l'étayage et de la théorie des pulsions. Il y est aussi question des organisateurs, de René Spitz et des stades de développement. On y voit se dessiner la bascule des modèles théoriques sous-jacents aux concepts psychanalytiques. La psychanalyse, née au XIX e siècle, se rattache aux modèles issus de la physique, de l'électricité, de l'hydraulique et de la thermodynamique. Il s'agit d' énergie, de charges réparties, de pressions et de forces entre les différentes instances qui sont utilisées comme métaphore du fonctionnement mental. La théorie de l'attachement se réfère à l'éthologie, à la théorie de l'évolution, déjà ancienne mais peu prise en compte par la psychanalyse à la cybernétique avec la notion de rétrocontrôle et de régulation quant au but, à l'informatique avec la notion de programme et celle de script(Shank et Adelson), à la théorie des systèmes (von Bertallanfly) et à celle de l'information. C'est en s'appuyant sur ces notions que se prépare la deuxième révolution dans la compréhension du fonc­tionnement mental. Freud avait proposé la première, avec le concept d'inconscient qui échappe au contrôle du sujet et dans lequel les pulsions agressives et sexuelles jouent un rôle fondamental. La seconde révolution va replacer l'homme dans une série animale et rappeler qu'un certain nombre de ses comportements sont programmés pour la suivie de l'espèce. Si le concept d'inconscient subsiste, la prise en compte du déroulement du programme et l'effet de rétrocontrôle permettent de faire l'économie de la notion de pulsion. »