L’art au service de l'enfance en souffrance : Bernard Golse

Texte rédigé à partir de l’intervention faite dans le cadre d'une Conférence de l’ADAMAP en hommage à Jenny Aubry-Roudinesco et Annie Stammler.

Texte rédigé à partir de l’intervention faite dans le cadre de la XIIe Conférence de l’ADAMAP (Association Des Amis de Musée de l’AP-HP) organisée par le Pr J.-F. MOREAU en hommage à Jenny AUBRY-ROUDINESCO et Annie STAMMLER.

Amphithéâtre de l’École de Médecine, Université Paris Descartes, Paris, le 9 juin 2010

Introduction

C’est pour moi un grand plaisir que d’intervenir dans le cadre de cette conférence de l’ADAMAP et mes remerciements vont donc, tout naturellement, au Pr J.F. MOREAU qui m’a fait si aimablement une place dans le programme de cette manifestation.

La question de l’art est, en soi, un thème important mais l’œuvre d’Annie STAMMLER nous invite aujourd’hui à considérer très précisément la place de l’art dans le champ de la pédopsychiatrie, sans oublier, chemin faisant, que la pédopsychiatrie est peut-être parfois … un art par elle-même !

Quoi qu’il en soit, et pour contribuer à ce débat, je voudrais dire, ici, quelques mots de la place des arts plastiques dans le champ particulier de l’autisme infantile et de sa prise en charge si délicate, comme chacun le sait bien.

Personnellement, j’ai rencontré cette question de l’expression artistique chez les personnes autistes ou psychotiques à travers les travaux d’Alfred et Françoise BRAUNER (auprès des enfants autistes), et de Gisela PANKOW (auprès des adultes psychotiques).

L’hypothèse que je défends est que l’art doit être pensé tout à la fois comme le fruit de l’accès à l’intersubjectivité, et comme un moyen d’accès à celle-ci.

Le concept d’intersubjectivité

Sous le terme d’intersubjectivité, on désigne - tout simplement ! - le vécu profond qui nous fait ressentir que soi et l’autre, cela fait deux.

La chose est simple à énoncer et à se représenter, même si les mécanismes intimes qui sous-tendent ce phénomène sont probablement très complexes, et encore incomplètement compris.

Dans des travaux précédents (B. GOLSE), j’ai eu l’occasion de présenter les différents modèles qui existent actuellement quant à l’accès à l’intersubjectivité (intersubjectivité primaire, intersubjectivité secondaire émergeant d’une phase première d’indifférenciation absolue, et intersubjectivité secondaire secondairement acquise à partir de noyaux primordiaux d’intersubjectivité primaire), mais ceci peut être laissé de côté dans le cadre de ces quelques lignes.

L’art : expression ou communication ?

Si l’on entend par « art », une production adressée à autrui, alors il ne peut y avoir d’art qu’une fois l’intersubjectivité mise en place, car comment, en effet, dédier une œuvre à l’autre si l’autre n’est pas d’abord reconnu comme autre ?

Ceci n’empêche en rien, cependant que produire un dessin, une peinture ou un modelage puisse participer également à cette instauration de l’intersubjectivité en concourant à la reconnaissance progressive d’un tiers externe spectateur (précurseur du tiers interne ultérieur).

La question qui se pose ainsi, devant toute réalisation dite artistique, d’un enfant autiste ou psychotique, est de savoir à qui cette réalisation se trouve, en fait, destinée (est-elle conçue pour soi, pour autrui ou pour personne ?), et ceci quelle que puisse être l’éventuelle, mais non obligée, intention esthétique sous-jacente.

Je rappelle, à ce point de mon propos, que dans le cours du développement normal, il existe toujours un temps « auto » de la figuration symbolique (comme des représentations mentales, en général) qui permet le renforcement des assises narcissiques, et que, par ailleurs, les figurations concrètes présymboliques (préverbales) ne sont pas d’emblée adressée à autrui mais qu’elles revêtent tout d’abord, un statut d’indice (corporel ou comportemental) qui ne pourra se voir tiré vers un statut de signe (au sens plein du terme) que par le biais de la relation à autrui.

A partir de là, je voudrais évoquer deux dimensions qui se doivent, me semble-t’il, d’imprégner la réalisation des enfants (notamment autistes ou psychotiques) pour qu’on puisse parler, peu à peu, de réalisations artistiques : il s’agit de la malléabilité et de la narrativité.

La notion de médium malléable

On pense évidemment, à propos des enfants, à la pâte à modeler.

En réalité, le concept de médium malléable va très au-delà de cette application particulière.

Le concept de « malléabilité » a été proposé par M. MILNER pour compléter le schéma winnicottien quant à l’émergence des symbolisations (objets et phénomènes transitionnels, espace intermédiaire…) en ajoutant à la prise en compte du travail de créativité assuré par l’enfant lui-même, celle d’un certain nombre de caractéristiques propres au sujet dont le bébé a à se différencier progressivement (la mère, en premier lieu).

Ce sont ces caractéristiques qui confèrent à l’objet ses capacités de « séparabilité », c’est-à-dire qui en font un « objet malléable » dont l’enfant peut alors se dégager de manière graduelle et non traumatique.

Rappelons que ces caractéristiques renvoient essentiellement à la capacité de l’objet de se laisser imprimer une marque par le sujet qui l’utilise, une marque auto-réversible mais une marque en creux qui permet au sujet d’y laisser son empreinte à titre de trace ou de vestige des relations qui ont été expérimentées par lui avec cet objet (fusion, défusion, refusion …).

Bien entendu, la notion d’objet malléable a surtout été utilisée pour tenter de décrire certaines qualités du thérapeute, du dispositif et du cadre thérapeutiques mais, mais il est clair que cette description s’applique aussi aux premiers objets relationnels de l’enfant, vis-à-vis desquels il va avoir à travailler son accès à l’intersubjectivité.

Et c’est en ce sens que la malléabilité de l’autre nous semble représenter une condition, une sorte de pré-requis du jeu chez les bébés, ou à tout le moins du jeu relationnel, dans la mesure où il n’y a de jeu possible avec autrui que si l’autre commence à pouvoir effectivement être perçu par l’enfant comme un autre que lui-même.

On rejoint là, me semble-t-il, les propositions de R. ROUSSILLON quand il nous dit que le premier autre de l’enfant ne peut être qu’un autre spéculaire et empathique, soit un autre suffisamment pareil mais un petit peu distinct et, ici, c’est la notion d’image spéculaire en creux qui apparaît dans le concept d’objet malléable.

On voit donc bien comment les arts plastiques peuvent donner à l’enfant en souffrance, l’occasion de (re)travailler sa rencontre avec ses premiers objets relationnels qui a pu, hélas, se trouver en difficulté (B. GOLSE et R. ROUSSILLON), et dans cette perspective, les productions « sculpturales » de l’enfant autiste peuvent venir aider à son accès tardif à l’intersubjectivité, tout en témoignant du niveau de différenciation intersubjective où il se trouve encore au moment de l’observation.

Art et narrativité

C’est la question du plaisir partagé qui se trouve ici posée.

Il n’y a, en effet, d’expérience possible de jeu-ensemble que sur le fond d’un partage d’affects de plaisir.

Un auteur comme J. HOCHMANN a beaucoup insisté sur cet aspect des choses à propos de la mise en histoire des vécus de l’enfant autiste par l’adulte, mais ceci vaut également dans le champ de la croissance et de la maturation psychiques de l’enfant habituel.

Le récit par l’adulte n’a ainsi de sens pour l’enfant que si l’adulte qui raconte, éprouve du plaisir dans son activité de narrateur, et c’est seulement au sein d’un tel climat émotionnel que l’enfant et l’adulte vont pouvoir jouer à raconter, jouer avec le récit, avec ses écarts et ses péripéties.

Tout jeu, relationnel ou non, ayant une valeur d’activité de liaison, on voit bien alors comment la narrativité de l’autre et le plaisir qu’il en retire, interviennent comme une condition sine qua non du futur jeu de l’enfant, et ceci qu’il s’agisse d’un jeu à dimension relationnelle ou non.

Les productions artistiques de l’enfant en souffrance psychique sont donc, à l’évidence, une manière pour lui de parler de son monde interne à l’autre, même si l’autre est encore très flou et mal délimité.

Pouvoir les recevoir dans cet état d’esprit prend alors souvent une valeur thérapeutique pour l’enfant dans sa rencontre avec le travail psychique de l’autre.

Conclusion

L’art n’est pas seulement, tant s’en faut, une technique occupationnelle pour les enfants autistes

C’est un outil thérapeutique authentique qui permet l’élaboration et la manipulation de ses objets internes (représentations mentales).

À ce titre, l’autre, c’est-à-dire le spectateur, fonctionne comme un autre qui existe et qui n’est pas menaçant, d’où l’importance du travail d’Annie STAMMLER qui aura, de la sorte, tant apporté aux enfants en souffrance, par son travail de pionnière.

Éléments bibliographiques

A. BRAUNER, Les enfants des confins, Editinos Grasset, Paris, 1976

B. GOLSE, L’Être-bébé (Les questions du bébé à la théorie de l’attachement, à la psychanalyse et à la phénoménologie), P.U.F., Coll. « Le fil rouge », Paris, 2006

B. GOLSE et R. ROUSSILLON, La naissance de l’objet, P.U.F., Coll. « Le fil rouge », Paris, 2010

J. HOCHMANN, Pour soigner l’enfant psychotique – Des contes à rêver debout, Privat, Coll. « Education et culture », Toulouse, 1984

M. MILNER, L'inconscient et la peinture, P.U.F., Coll. "Le fil rouge", Paris, 1976 (lère éd.)

M. MILNER, Le rôle de l'illusion dans la formation du symbole - Les concepts psychanalytiques sur les deux fonctions du symbole, Journal de la psychanalyse de l'enfant, 1990, 8 ("Rêves, jeux, dessins"), 244-278

G. PANKOW, L’homme et sa psychose, Flammarion, Coll. « Champs », Paris, 1969

R. ROUSSILLON, La fonction symbolisante de l’objet, Revue Française de Psychanalyse, 1997, LXI, 2, 399-415

R. ROUSSILLON, Interpréter, construire, jouer peut-être, Le fait de l’analyse, 1998, n°4, « Autrement »

Pédopsychiatre-Psychanalyste / Chef du service de Pédopsychiatrie de l'Hôpital Necker-Enfants Malades (Paris) / Professeur de Psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'Université René Descartes (Paris 5) / Inserm, U669, Paris, France / Université Paris-Sud et Université Paris Descartes, UMR-S0669, Paris, France / LPCP, EA 4056, Université Paris Descartes / CRPM, EA 3522, Université Paris Diderot / Membre du Conseil Supérieur de l’Adoption (CSA) / Ancien Président du Conseil National pour l’Accès aux Origines Personnelles (CNAOP) / Président de l’Association Pikler Loczy-France / Président de l’Association pour la Formation à la Psychothérapie Psychanalytique de l’Enfant et de l’Adolescent (AFPPEA)