Signer, nouveau film de Nurith Aviv

Signer, le nouveau film de Nurith Aviv. Sortie le 7 mars 2018.

Dans son film SIGNER, Nurith Aviv s’aventure dans un champ peu connu, celui des langues des signes. Ces langues sont diverses, chacune a sa propre grammaire, sa propre syntaxe, complexe et riche.                                      

Trois générations de protagonistes, sourds et entendants, mais aussi les chercheuses du Laboratoire de Recherche de Langue des Signes de l’université de Haïfa, s’expriment sur des langues qui ont émergé en Israël au siècle dernier, rejoignant les questions chères à Nurith Aviv de la langue maternelle, la traduction, la transmission.

Une invitation à élargir notre perception des langues humaines.

Le film SIGNER de Nurith Aviv au cinéma Les 3 Luxembourg  

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La langue est un voyage. Lettre à Nurith Aviv à propos de Signer, par Chantal Clouard

Chère Nurith, j’aimerais développer ici trois aspects à propos de ton film Signer:

-Le premier concerne la forme filmique, c’est à dire ta signature ou ton style car – la polysémie du titre nous convoque- signer c’est aussi apposer son nom, affirmer sa personnalité et son engagement.

Comme dans tes autres films, avec chacun des particularités ou des variantes, le style est aisément reconnaissable : des plans fixes, des travellings latéraux, des compositions comme des tableaux, des fenêtres, - ici davantage des écrans d’ordinateur-, le cadrage rigoureux des personnages, l’utilisation de la couleur.

Les protagonistes de SIGNER, plus que dans tes films précédents, sont des familles, des enfants et beaucoup de jeunes gens qui parlent/signent face à la caméra et entre eux. Toi, inlassablement, tu cadres la parole et tu donnes à voir une fois de plus que le langage s’exprime par toutes les langues et fait parler les sujets autant qu’ils parlent d’eux-mêmes.

Autre signe distinctif, le voyage, car, toujours, tu nous emmènes en train, en voiture d’un endroit à un autre: - déplacement dans l’espace (Israël, Berlin), - dans le temps: de l’époque actuelle aux années 30 et 40, des récits du premier sourd d’Al Sayyid et de cette vieille femme de Kafr Quasem, jusqu’aux selfies de présentation des jeunes candidats enseignants. Tout ceci grâce à la technique : ordinateurs, tablettes, images d’archives et vidéos.

Et plus encore, le voyage est le déplacement psychique, le décentrage de nos représentations les plus tenaces, voire de notre ignorance. Car le cœur de la langue est un voyage et l’exil hors de la langue d’origine est inévitable. J’ai appris en t’écoutant ce dimanche dans l’émission Talmudiques de Marc-Alain Ouaknin qu’en hébreu, parler se dit dibbour c’est à dire aller d’un endroit à un autre. Tu sais de quoi et d’où tu parles ! Il n’y a pas d’autres moyens, en effet, que de franchir les frontières et visiter les bords et les entre-deux, c’est à dire les langues et leurs traductions. Alors, prenons le train ! Le trajet direct Berlin-Kafr Quasem dans lequel tu nous embarques est à cet égard exemplaire. Un véritable coup de force ferroviaire, et surtout historique et politique. Le jeune couple radieux formé par Daniel, l’allemand et Meyad, l’israélienne s’accorde à notre époque réconciliée cosmopolite et ultramondialiste. Mais dans leurs valises rose et noire empilées en arrière-plan dans la salle à manger, il y a plus de 90 ans d’Histoire : d’histoire mondiale, d’histoire des sourds, d’histoire des langues, signées ou non. Il a fallu plusieurs générations pour qu’un jeune berlinois aille faire du tourisme en Israël. Dix ans d’approche, comme l’explique Daniel, pour apprendre à se connaître, partager chacun dans sa langue les mots « relation », « semblable », se dire enfin « oui », c’est bien peu au regard de l’histoire et des changements qui ont du s’opérer.

Derrière les langues, le meilleur et le pire. N’oublions pas que le fond des valises recèle que les langues s’interpénètrent, - ainsi la langue des signes allemande a-t-elle influencé la langue des signes israélienne-  et pour le pire, les programmes de persécution, stérilisation et déportation des sourds dès 1933 en Allemagne.

Meyad peut bien être sa reine et Daniel, tel Salomon, se passionner pour les traces du passé, pour les vieux sourds de Kafr Quasem ! Les langues portent tout cet héritage.

Alors, Berlin-Kafr-Quasem et retours, et entre les deux des défilements, des ralentis ou des arrêts sur images : celles des tags et des graffiti. Soient des écritures, des noms effacés ou recouverts, des signes incompréhensibles, l’usure du temps, l’oubli, le ressouvenir, tout ce travelling latéral pour dire l’épaisseur des langues et ce qui ne cesse pas de s’écrire en langues.

Que penser, à cet égard, du fait que les langues des signes n’aient pas d’écriture ? Dirais-tu que tout fait signe et que l’écriture est intrinsèquement liée à l’image ?

J’en arrive à mon deuxième point :

-Quelle est donc cette obstination que tu as avec les langues ? Car tu t’aventures et nous entraînes dans chacun de tes films toujours plus avant ?

Mon hypothèse est que trilingue au moins (allemand, hébreu, français...), polyglotte donc, tu t’es trouvée très tôt confrontée à la traduction. 

Rappelons qu’une langue est déjà une traduction, il s’agit de mettre en mots un certain réel. Qu’il y ait une ou a fortiori plusieurs langues, pour autant rien n’est simple. Il y a de l’irréductible et de l’intraduisible et tout est toujours à recommencer.

Ainsi, lorsque nous professionnels entendants et sourds, interprètes, assistants de consultation dans le champ de la surdité travaillons ensemble, nous sommes confrontés à cet écart permanent et à nos insuffisances. Nous avons du mal à nous comprendre, nous nous plaignons de l’interprète, ou de celui qui ne veut pas comprendre, mais nous poursuivons, heureusement ! Et c’est ce qui est passionnant.

Il est vrai que tout doit toujours pouvoir se dire dans une autre langue, mais nous sommes souvent à l’épreuve des distorsions et de l’absence de transparence des langues.

Il me semble que de ce point de vue, par ton histoire, tu es devenue un traducteur, un passeur de langues et de discours, un chercheur obstiné comme ces scientifiques que tu interroges dans ton film précédent Poétique du cerveau et ici dans SIGNER avec Wendy Sandler et Irit Meir du Laboratoire d’Haïfa.

Je n’oublie pas, de plus, que ton domaine est le cinéma, l’image. Tu as été directrice de la photographie. Autre traduction à effectuer du visible au dicible. Dans Poétique du cerveau, tu explorais tes rêves, ces pensées en images que le rêveur au réveil essaie de traduire en mots. Les rêves, soient les rébus qu’emprunte l’inconscient.

T’es-tu trouvée avec ce film-ci confrontée à de nouvelles questions de traduction ? Y aurait-il un lien, pour toi cinéaste, entre les langues des signes et les images de rêves et toutes les images du fait de la prédominance du visuel ?

Il y a encore dans cette quête, la question de la langue maternelle, ce qu’il en serait d’une antériorité du langage, des signes du corps ou des avant-mots. Non pas, l’illusion d’une langue originelle en soi ou la confusion des langues, mais un avant-Babel, qui serait la potentialité même de parler.

La langue maternelle est-elle la langue du sein, dont il a fallu s’arracher ? Mais qu’en est-il de la langue apprise, de la langue d’adoption ? Les langues des signes nous rendent plus sensibles à ces questions. Si la langue gestuelle est la langue des sourds, si les sourds sont minoritaires par rapport aux entendants, si une grande majorité des enfants sourds ont des parents entendants, qu’en est-il de la transmission de cette modalité ?

Dirais-tu de la langue maternelle qu’elle est une ou plusieurs ? Avec les langues des signes, quelles ruptures ou menaces possibles dans sa transmission ? Ces questions intéressent les linguistes, les psychanalystes et tous les sujets parlants/signants.

Je terminerai par ce troisième point :

Tu nous dis que « les langues des signes nous invitent à « élargir notre perception des langues humaines » Comment? Avec quelle extension ?

Ce film, en apparence limpide et facile à comprendre, grâce aux protagonistes et aux liens que tu établis condense en réalité de multiples aspects.

Du point de vue de la nature des langues des signes, le courant structuraliste, parfois dogmatique, mais nécessaire à un moment, a permis de faire entrer les langues des signes dans la linguistique moderne. Le film y fait allusion. Je ne développerai pas ici les travaux de la psycholinguistique, si ce n’est pour dire qu’il a fallu du temps pour montrer que l’acquisition de la langue des signes maternelle par le bébé sourd s’effectue avec la même rapidité et les mêmes régularités que chez le bébé entendant.

L’exemple de Debbie, sourde, qui transmet sa langue à sa fille Aggar entendante est à cet égard très intéressant.

Que font-elles dans cette séquence que tu nous offres ? Elles feuillettent l’album de famille - album conforme à notre époque et à la modalité des échanges, ici une tablette pour lire des vidéos.

Aggar enfant et comment le langage lui est venu, expliqué par sa mère et par elle-même. Car le moins que l’on puisse dire est qu’Aggar a très bien compris de quoi il retourne. Elle use d’une langue de référence, celle transmise par sa mère dans toutes ses dimensions, fonctionnelle, narrative, métalinguistique. Et il n’y a aucune concurrence ou péril pour la langue orale. Un bilinguisme transmodal!

Pour le signe « lait » qui figure parmi les premiers signes d’Aggar, il est utile de rappeler qu’il est aussi le premier mot que Jean-Marc-Gaspard Itard essaie en vain d’apprendre à Victor de l’Aveyron, enfant sauvage sans langage, probablement entendant. Rappelons-nous le film de François Truffaut, L’enfant sauvage. Victor ne parvient à dire le mot « lait » qu’en présence de la chose, le bol rempli, comme en réponse à un stimulus, mais sans avoir accès véritablement à l’ordre symbolique du monde humain.

L’usage de la parole n’est pas qu’affaire de pédagogie, ce que nous appréhendons très bien avec Debbie et sa fille.

 

Si les langues des signes ont d’abord été étudiées en référence aux langues orales, leurs spécificités sont désormais mises en avant grâce aux recherches en neurosciences. C’est donc une nouvelle aire qui s’est ouverte, sur la pensée visuelle, sur la cognition véhiculée par le mode de perception, sur le caractère contingent de la modalité audiophonologique et c’est en cela qu’elles sont un vivier passionnant pour la compréhension de ce qui nous fait humain.

« Au commencement était le Verbe ». Tu avais largement décliné cette proposition dans tes films précédents.

Et si, « Au commencement était l’action », comme le suggéra Sigmund Freud au début de Totem et Tabou ?  Tu t’y aventures désormais. Les neurosciences dernières n’avancent-elles pas aujourd’hui que le langage est produit dans les aires impliquées dans la perception des actions de l’autre, que nous sommes dans les échanges communicationnels en « résonance motrice » avec l’autre ?

Une perspective ! Encore une ! L’inépuisable des traductions et des interprétations. Avec celle également qui tend à montrer que les langues des signes, si elles nous fascinent autant, renvoient très certainement aux racines sémiotiques du langage, à ces traits de structure ancrés dans l’expérience perceptive et que l’iconicité interroge.

Merci, chère Nurith, une nouvelle fois, de ce beau voyage, de ton insatiable curiosité et de ton formidable entendement.

Chantal Clouard,
20 mars 2018