Patrick Sadoun

Culpabilité, sentiment de culpabilité et culpabilisation. Témoignage personnel d'un père d'enfant autiste et essai sur les liens entre sentiments de culpabilité et haine des psys.

Culpabilité, sentiment de culpabilité et culpabilisation

Patrick Sadoun, président d’Autisme Liberté et du RAAHP (Rassemblement pour une Approche des Autismes Humaniste et Plurielle), nous propose un essai sur les liens entre les sentiments de culpabilité et la haine des “psys”.

Nous le remercions de confier ce texte au site de la cippa, dans la parole aux parents

Témoignage personnel d'un père d'enfant autiste et essai sur les liens entre sentiments de culpabilité et haine des psys

Je me suis douté que quelque chose n’allait pas chez mon fils Boris avant qu’il n’ait un an. Il ne réagissait pas à l’appel de son nom, il ne parlait pas, il ne nous regardait pas et il était impossible d’entrer en relation avec lui. À l’époque, j’ignorais que c’étaient les principaux signes caractéristiques de l’autisme de Kanner. J’étais très inquiet, mon inquiétude augmentait au fil des jours, mais je n’osais en parler à personne. La certitude qu’il s’agissait de quelque chose de grave s’insinuait dans chacune de mes fibres et la crainte que je sois responsable de sa « maladie » me paralysait. Dans les années 80, on commençait à parler du sida, c’était alors le pire de ce qui pouvait vous arriver. Avant de fonder une famille, j’avais eu une vie sexuelle très mouvementée. Je me suis donc demandé si mon enfant n’avait pas le sida. Ou bien je pensais à cette cousine, qui souffrait d’arriération mentale, je me rappelais aussi des histoires que mon père m’avait racontées sur une sœur et une tante à lui qui n’étaient pas normales. Là encore, je me sentais coupable et c’était épouvantable.

C’était vraiment trop lourd à porter. Mais je n’étais pas encore prêt pour en parler. J’ai alors commencé à me demander si Boris était vraiment mon fils. Après tout, il ne me ressemblait pas du tout physiquement et je ne retrouvais rien de moi ou de ma famille dans son caractère ou ses attitudes.

Quand un enfant arrive dans une famille, pour sa mère il existe déjà charnellement depuis neuf mois, il fait partie d’elle-même. Il faut couper le cordon ombilical pour permettre à l’enfant d’exister indépendamment d’elle. Pour le père, au contraire, il s’agit de créer de toutes pièces un cordon relationnel et affectif avec ce petit être inimaginable avant sa naissance. Mais comment faire pour construire un lien avec un enfant enfermé dans un monde clos et incompréhensible, comment le reconnaître quand lui ne vous reconnait pas ?

J’ai vécu l’annonce du diagnostic, à l’âge de 18 mois, comme une condamnation à mort. J’étais anéanti. Comment survivre ? Toutes les issues de secours étaient impraticables pour moi. Je ne pouvais pas avoir recours à des anxiolytiques ou des antidépresseurs car j’avais été traumatisé, peu de temps auparavant, par le décès prématuré de ma mère qui était une grande consommatrice de médicaments. J’avais par ailleurs été dégoûté à tout jamais de l’alcool et de la drogue par un beau-frère, mort à 38 ans. La fuite ? Le suicide ? Impossible pour moi : ce serait abandonner Boris, son frère et sa sœur et ma propre angoisse d’abandon me barrait ce chemin.

Restait la psychanalyse. J’ai passé les premiers mois sur le divan sans pouvoir prononcer un mot sur Boris. J’étais sonné, inerte, je ne pouvais même pas pleurer, j’ai appris plus tard que cela s’appelait un état de sidération. Puis, lentement, en prenant tout le temps nécessaire pour ne pas me brusquer et me détruire encore davantage, les mots me sont revenus, ils ont pu accomplir leur œuvre de distanciation, d’apaisement et de sens. J’ai compris que je n’étais pas coupable, que ma femme non plus ne l’était pas et que cela ne calmerait pas ma souffrance d’aller chercher un coupable ou d’en vouloir à la terre entière.

Vingt ans et bien des séances de psychanalyse plus tard, je me sens apaisé, Boris aussi est beaucoup plus calme, il a lui-aussi été soutenu par des psychanalystes qui lui ont permis de ne plus se sentir constamment envahi par ses perceptions et menacé par la présence des autres, il parle à sa façon, il rit parfois, il arrive à entrer en relation et la vie avec lui est devenue agréable, même si ce n’est pas tous les jours facile.

Avec le recul je m’interroge à présent sur ce sentiment de culpabilité qui s’était emparé de mon esprit et avait produit en moi des idées complètement irrationnelles. Je l’ai depuis très souvent reconnu dans bien des phénomènes sociaux. C’est lui qui est à l’œuvre, après toutes les catastrophes, chez les rescapés qui se reprochent d’avoir survécu alors que tant d’autres ont péri. C’est lui qui nous accable de ses reproches lors du décès d’un être cher. C’est encore lui qui me fait me sentir coupable de je ne sais quoi lorsque j’ai l’impression que quelqu’un me fait la gueule.

Bien sûr, il est facile d’en chercher la cause dans une civilisation qui a diabolisé le désir et qui affirme que le fils de Dieu a donné sa vie pour racheter nos pêchés. Cette vision de l’univers nous condamne à nous sentir éternellement coupables. Mais si tant d’êtres humains ont adhéré et continuent d’adhérer à cette croyance, en dépit des sentiments de culpabilité qu’elle développe, c’est sans doute parce que ces sentiments ont préexisté à l’apparition des religions. Le passage de l’état sauvage à la vie en société a imposé, au nom de la loi du groupe, le renoncement à la satisfaction immédiate des pulsions. Désormais les pulsions interdites ont produit des sentiments de culpabilité.

Tous les pouvoirs ont, ensuite, toujours su parfaitement utiliser les sentiments de culpabilité inhérents à l’espèce humaine. Dans le domaine médical, la psychiatrie du 19ème siècle était basée sur la théorie des tares héréditaires, produites par des excès de boissons ou des excès sexuels. Le fou venait, en quelque sorte, rappeler et expier la faute de ses ancêtres. Il était considéré comme un dégénéré et donc ne méritait aucune considération du personnel des asiles. Il a fallu attendre Freud pour qu’un autre regard, libéré des préjugés moraux traditionnels, soit porté sur la folie. Mais, contrairement à bien des idées reçues, la psychanalyse et son éthique de respect du sujet n’ont jamais réellement été assimilées dans beaucoup des hôpitaux psychiatriques. Car comment les psychiatres et tous les personnels auraient-ils pu, sous l’occupation, laisser sans réagir tous les internés mourir de faim sous leurs yeux s’ils avaient, un seul instant, considéré qu’ils avaient affaire à des être humains ?

Au fil des siècles, l’espèce humaine a mis au point un mécanisme simple et efficace pour se débarrasser de ses sentiments de culpabilité. Il suffit de rendre un autre responsable de ses fautes réelles ou imaginaires. C’est la vieille recette du bouc-émissaire. Ainsi, pour alléger le fardeau originel de la dette de tous les hommes envers le Christ, l’Eglise a-t-elle inventé la notion de peuple déicide. Ainsi les 3 religions monothéistes ont-elles soulagé les hommes du poids du sentiment de culpabilité en rendant les femmes coupables des désirs qu’elles leur inspirent. Les mythes, les contes et légendes regorgent de récits de ces femmes qui séduisent les hommes pour les entrainer à leur perte. Pendant les grandes épidémies de peste du Moyen-âge les gens se sentaient d’abord coupables de ce qui leur arrivait, ils vivaient cette hécatombe comme un châtiment, puis ils se débarrassaient de ce sentiment insupportable en brûlant une femme ou des juifs qu’ils accusaient de sorcellerie.

Malgré toutes les connaissances en histoire que je pouvais avoir, je n’ai pas réagi différemment quand le drame de l’autisme est venu frapper à ma porte : je me suis d’abord senti coupable, puis j’ai voulu faire porter par ma femme cette faute imaginaire. Sans le soutien de la psychanalyse, je serai certainement resté dans la souffrance et la colère, il aurait fallu que je trouve des coupables, les psys par exemple. Et je n’aurais probablement pas su éloigner les marchands d’illusions qui m’auraient promis la guérison de mon fils en échange d’une adhésion sans faille à leur dogme. Au moindre signe d’insoumission à une seule de leurs injonctions, ils m’auraient culpabilisé et je n’aurais pas même songé à m’en défendre car un immense sentiment de culpabilité serait encore inscrit dans les profondeurs de mon être.

Patrick Sadoun